On cherche longtemps à Venise
quelque chose qui dépayse vraiment l’œil, quelque chose qu’on n'a pas encore
l’impression d’avoir vu mille fois, tant on a accumulé sans le savoir dans sa
mémoire des clichés en quantités industrielles de cette ville trop filmée, trop
photographiée. La ville, pourtant sublime, est quasiment invisible sous le
kitsch des fantasmes à petits sous, des gondoles en plastique, des affreux
masques à plumes, des capes et des tricornes. Tout cet attirail à touristes s’est
constitué bien avant le tourisme de masse, cela fait maintenant longtemps que
cette ville à la fois attire et décline. On se demande bien comment une vie
normale peut s’épanouir dans cette ville close sur elle-même, pleine de
culs-de-sac, uniquement reliée, comme un malade à sa sonde, à un cordon ferré
et autoroutier. Adolescent, j’avais pourtant adoré découvrir, déclinés dans leur équivalent flottant, tous les
véhicules urbains familiers : bateau-de-poubelles,
bateau-ambulance, bateau-benne, bateau-taxi, bateau-bus. Ce ne sont finalement
que des éléments d’un décor qui se meurt. Je pensais prendre plaisir à
parcourir cette ville sans automobiles, mais cela finit par être lassant d’être
toujours ramenés aux mêmes ruelles encombrées par les touristes et bordées des
mêmes boutiques d’articles de souvenirs. Comme m’ont manqué les boulevards qui
poussent hardiment à découvrir la ville sur des kilomètres et des kilomètres, et
qui portent en eux la possibilité d’un ailleurs. Quelle sensation d’emprisonnement dans toute cette
horizontalité ! Comment s’enraciner ici, où il n’y pas d’Histoire ancienne
– seulement un baroque frelaté que je déteste –, pas de vraie vie, pas d’arbres,
pas de jardins ? Un lieu toutefois a parfaitement tenu ses
promesses : le Lido et son boulevard de la plage totalement vide, son
Grand Hôtel des Bains à l’abandon, le vent polaire dans les pins parasol, le
ciel gris qui se confond avec le vert pâle et sale de la mer, le sable durci
par le froid, les installations balnéaires rouillées. Alors bien sûr, il y a
l’extraordinaire Grand Canal, les mosaïques éblouissantes de la basilique Saint-Marc,
les palais, les pontons, toute cette nostalgie et tous ces grands personnages.
J’ai aimé voir tout cela en vrai. Mais ai-je envie de les revoir ? Ce que
je suis certain, en revanche, de vouloir revoir, c’est le soleil se coucher sur
Florence, les cerisiers en fleur des collines de Bologne – et Rome se
préparer au soir depuis la promenade du Janicule.
Mars 2018