Madame Roucoulé regardait à
travers la vitre une immense affiche publicitaire aux couleurs douces pour un
organisme de prêt à la consommation.
Ces crédits, c’est la peste, se
dit-elle.
Lorsque le métro était entré
dans la station, elle pensait justement à sa fille et à ses problèmes d’argent
récurrents. C’était pour Mme Roucoulé une préoccupation constante, et qui
durait depuis des années. C’était toujours le même dilemme à résoudre : ne
rien donner à son gendre qui jetait l’argent par les fenêtres, et aider à sa
fille qui, même si elle ne savait ni raisonner son mari, ni le quitter une
bonne fois pour toute, restait sa fille. Et il y avait aussi Valentine, sa
petite-fille, qui était totalement innocente des fautes de ses parents et ne
méritait pas de vivre dans la misère à cause d’eux.
Il y avait foule sur le quai de
la station Opéra. Mais Mme Roucoulé était bien installée, assise depuis la
station République, son sac à main sur les genoux, les plis de sa jupe parfaitement
tirés et sa permanente toujours bien en place.
Alors qu’elle était perdue dans
ses pensées, sa voisine s’était relevée et une autre femme s’était assise à
côté d’elle. Elle approchait de la soixantaine ; elle avait les cheveux
coupés en carré plongeant. Son teint
orange témoignait pour elle du temps qu’elle passait au solarium. Elle avait en
outre les yeux passés au charbon de bois et les lèvres peintes d’un rouge sang
poisseux. Elle portait un pantalon fuseau noir et un corsage en simili-cuir qui
lui écrasait sa poitrine opulente et semblait prêt à exploser. Des colifichets clinquants brillaient
entre ses seins.
Bref, Mme Lempereur était vendeuse de grand magasin.
Le métro se remit en route.
Mme Roucoulé essayait d’évaluer
la somme qu’elle pouvait verser sur le compte de sa fille : la somme
devait être assez importante pour que sa fille pût nourrir sa famille et régler
les factures les plus urgentes, mais suffisamment modeste pour ne pas attirer
la convoitise du gendre.
- Excusez-moi, madame, est-ce
vous qui portez le parfum Mystères de
myrte ? demanda Mme Lempereur en se tournant vers Mme Roucoulé.
Dans sa voix nasale et haut
perchée, on sentait à la fois la personne qui ne peut s’empêcher de faire
étalage de son expérience, et celle qui ne veut pas faire comme tout le
monde : elle adresse la parole aux gens dans le métro et se moque du qu’en-dira-t-on – mais elle passe son temps à commenter l’apparence des autres dans
des jugement lapidaires, cruels et souvent injustes. C’était la voix de celle qui
ne peut s’empêcher d’essayer de créer des connivences.
Mme Roucoulé se tourna vers Mme
Lempereur et répondit sans timidité :
- Ah non, ce n’est pas moi, je
regrette…
- Vous êtes certaine ? Il
me semblait pourtant…
- Je ne me souviens pas quel
parfum je porte aujourd’hui – et elle ajouta sur le ton de la confidence et de
la fierté maternelle : ma fille collectionne les bouteilles de parfum
miniatures, alors, vous comprenez, j’en change très souvent. Mais je suis certaine que je ne
porte pas Mystères de myrte.
Mme Lempereur retroussa son nez
et renifla longuement autour d’elle, jetant des regards suspicieux sur les
voyageurs de la rame.
- Pourtant je suis ab-so-lu-ment
certaine de sentir ce parfum, annonça-t-elle.
- C’est moi qui porte ce parfum,
dit un homme timidement, levant un court instant les yeux de son journal.
- Ah ! Je le savais
bien ! Je ne suis tout de même pas folle !
- Effectivement, répondit Mme
Roucoulé, je suis admirative.
- C’est un parfum d’homme, mais
il est très courant de nos jours de voir des femmes qui portent des parfums
d’homme.
- Ah oui ?
- Vous savez, de nos jours, les
femmes brisent les codes, elles s’approprient le vestiaire de leur mari. Et,
vous savez, j’ai un nez infaillible pour les parfums. Depuis toutes ces années
que je travaille dans la mode, vous pensez ! Il faut se mettre en
permanence à la page, il faut être à l’affût de toutes les nouvelles tendances.
Je le dis souvent à mes petites collègues : je suis à moi seule toute une
histoire de la mode. Pensez donc : trente ans que je travaille dans ce
milieu ! J’en ai vu passer, je peux vous le dire. C’est ma passion. Moi,
c’est ce que je dis toujours : quand on a la chance de travailler dans sa
passion, que peut-on demander de plus à la vie ? C’est très rare, mais
j’ai cette chance, comme je dis toujours.
Le métro s’arrêta à la station
Havre-Caumartin. L’homme au journal se leva, fit un signe de tête aux deux
dames et sortit.
- Mais je parle, je parle,
reprit Mme Lempereur, je raconte ma vie. Mais vous, au fait, vous faites quoi
dans la vie ?
- Moi, je dirige une agence
matrimoniale, répondit Mme Roucoulé avec un lever de menton orgueilleux.
- Non ? C’est pas
vrai ?
- Si si. J’ai une agence sur les
Champs Elysées et une autre à Vincennes.
- Mais c’est
extraordinaire ! Quelle chance vous avez ! Avec internet, les sites
de rencontre, tout ça, reprit-elle à voix plus basse, ça ne vous fait pas trop
de concurrence ?
- Ça marche très bien, répondit
Mme Roucoulé avec un sourire satisfait et le regard projeté au loin.
- Oh là là, comme j’aimerais travailler
avec vous rien qu’une journée ! Ce serait comme un rêve qui se réaliserait
pour moi. Vous savez, j’ai des références. Au travail, tout le monde dit que je
suis une marieuse. Faut dire que depuis toutes années, j’en ai présenté, des
gens. Et j’y réussis assez bien. Au fond, c’est assez simple, il suffit de
deviner de quoi les gens ont vraiment besoin pour être heureux – et moi, les
gens, je les devine très vite.
Mme Roucoulé lui sourit, mais
garda le silence.
Le métro ralentit.
- Moi, c’est Yvonne, dit Mme
Lempereur en lui tendant la main.
- Jeannine, répondit Mme
Roucoulé en lui serrant la main.
- Bon, j’y vais. Ça fait plaisir
de discuter comme ça, le matin !
- Tout à fait, tout à fait.
Mme Lempereur descendit du wagon
à la station Saint-Lazare et se dirigea au pas de charge vers sa sortie.
Le métro se remit en marche.
Trois-cents euros, ça pourrait
être un bon compromis, se dit Mme Roucoulé en fronçant les sourcils.
Septembre 2014