vendredi 26 septembre 2014

Deux stations de métro

Madame Roucoulé regardait à travers la vitre une immense affiche publicitaire aux couleurs douces pour un organisme de prêt à la consommation.

Ces crédits, c’est la peste, se dit-elle.

Lorsque le métro était entré dans la station, elle pensait justement à sa fille et à ses problèmes d’argent récurrents. C’était pour Mme Roucoulé une préoccupation constante, et qui durait depuis des années. C’était toujours le même dilemme à résoudre : ne rien donner à son gendre qui jetait l’argent par les fenêtres, et aider à sa fille qui, même si elle ne savait ni raisonner son mari, ni le quitter une bonne fois pour toute, restait sa fille. Et il y avait aussi Valentine, sa petite-fille, qui était totalement innocente des fautes de ses parents et ne méritait pas de vivre dans la misère à cause d’eux.

Il y avait foule sur le quai de la station Opéra. Mais Mme Roucoulé était bien installée, assise depuis la station République, son sac à main sur les genoux, les plis de sa jupe parfaitement tirés et sa permanente toujours bien en place.

Alors qu’elle était perdue dans ses pensées, sa voisine s’était relevée et une autre femme s’était assise à côté d’elle. Elle approchait de la soixantaine ; elle avait les cheveux coupés en carré plongeant. Son teint orange témoignait pour elle du temps qu’elle passait au solarium. Elle avait en outre les yeux passés au charbon de bois et les lèvres peintes d’un rouge sang poisseux. Elle portait un pantalon fuseau noir et un corsage en simili-cuir qui lui écrasait sa poitrine opulente et semblait prêt à exploser.  Des colifichets clinquants brillaient entre ses seins.

Bref, Mme Lempereur était vendeuse de grand magasin.

Le métro se remit en route.

Mme Roucoulé essayait d’évaluer la somme qu’elle pouvait verser sur le compte de sa fille : la somme devait être assez importante pour que sa fille pût nourrir sa famille et régler les factures les plus urgentes, mais suffisamment modeste pour ne pas attirer la convoitise du gendre.

- Excusez-moi, madame, est-ce vous qui portez le parfum Mystères de myrte ? demanda Mme Lempereur en se tournant vers Mme Roucoulé.

Dans sa voix nasale et haut perchée, on sentait à la fois la personne qui ne peut s’empêcher de faire étalage de son expérience, et celle qui ne veut pas faire comme tout le monde : elle adresse la parole aux gens dans le métro et se moque du qu’en-dira-t-on – mais elle passe son temps à commenter l’apparence des autres dans des jugement lapidaires, cruels et souvent injustes. C’était la voix de celle qui ne peut s’empêcher d’essayer de créer des connivences.

Mme Roucoulé se tourna vers Mme Lempereur et répondit sans timidité :

- Ah non, ce n’est pas moi, je regrette…

- Vous êtes certaine ? Il me semblait pourtant…

- Je ne me souviens pas quel parfum je porte aujourd’hui – et elle ajouta sur le ton de la confidence et de la fierté maternelle : ma fille collectionne les bouteilles de parfum miniatures, alors, vous comprenez, j’en change très souvent. Mais je suis certaine que je ne porte pas Mystères de myrte.

Mme Lempereur retroussa son nez et renifla longuement autour d’elle, jetant des regards suspicieux sur les voyageurs de la rame.

- Pourtant je suis ab-so-lu-ment certaine de sentir ce parfum, annonça-t-elle.

- C’est moi qui porte ce parfum, dit un homme timidement, levant un court instant les yeux de son journal.

- Ah ! Je le savais bien ! Je ne suis tout de même pas folle !

- Effectivement, répondit Mme Roucoulé, je suis admirative.

- C’est un parfum d’homme, mais il est très courant de nos jours de voir des femmes qui portent des parfums d’homme.

- Ah oui ?

- Vous savez, de nos jours, les femmes brisent les codes, elles s’approprient le vestiaire de leur mari. Et, vous savez, j’ai un nez infaillible pour les parfums. Depuis toutes ces années que je travaille dans la mode, vous pensez ! Il faut se mettre en permanence à la page, il faut être à l’affût de toutes les nouvelles tendances. Je le dis souvent à mes petites collègues : je suis à moi seule toute une histoire de la mode. Pensez donc : trente ans que je travaille dans ce milieu ! J’en ai vu passer, je peux vous le dire. C’est ma passion. Moi, c’est ce que je dis toujours : quand on a la chance de travailler dans sa passion, que peut-on demander de plus à la vie ? C’est très rare, mais j’ai cette chance, comme je dis toujours.

Le métro s’arrêta à la station Havre-Caumartin. L’homme au journal se leva, fit un signe de tête aux deux dames et sortit.

- Mais je parle, je parle, reprit Mme Lempereur, je raconte ma vie. Mais vous, au fait, vous faites quoi dans la vie ?

- Moi, je dirige une agence matrimoniale, répondit Mme Roucoulé avec un lever de menton orgueilleux.

- Non ? C’est pas vrai ?

- Si si. J’ai une agence sur les Champs Elysées et une autre à Vincennes.

- Mais c’est extraordinaire ! Quelle chance vous avez ! Avec internet, les sites de rencontre, tout ça, reprit-elle à voix plus basse, ça ne vous fait pas trop de concurrence ?

- Ça marche très bien, répondit Mme Roucoulé avec un sourire satisfait et le regard projeté au loin.

- Oh là là, comme j’aimerais travailler avec vous rien qu’une journée ! Ce serait comme un rêve qui se réaliserait pour moi. Vous savez, j’ai des références. Au travail, tout le monde dit que je suis une marieuse. Faut dire que depuis toutes années, j’en ai présenté, des gens. Et j’y réussis assez bien. Au fond, c’est assez simple, il suffit de deviner de quoi les gens ont vraiment besoin pour être heureux – et moi, les gens, je les devine très vite.

Mme Roucoulé lui sourit, mais garda le silence. 

Le métro ralentit.

- Moi, c’est Yvonne, dit Mme Lempereur en lui tendant la main.

- Jeannine, répondit Mme Roucoulé en lui serrant la main.

- Bon, j’y vais. Ça fait plaisir de discuter comme ça, le matin !

- Tout à fait, tout à fait.

Mme Lempereur descendit du wagon à la station Saint-Lazare et se dirigea au pas de charge vers sa sortie.

Le métro se remit en marche.

Trois-cents euros, ça pourrait être un bon compromis, se dit Mme Roucoulé en fronçant les sourcils.


Septembre 2014